J’ai écrit ce texte en 1993. Anita l’avait traduit en letton, mais je ne le retrouve pas… Snif…
Il était une fois, dans un merveilleux petit coin de France, des bergers heureux qui, tout en haut de leurs alpages, fabriquaient avec passion et amour, un des meilleurs fromages au lait crus de notre pays. Ils perpétraient une recette jalousement gardée de génération en génération depuis des siècles…
De plus en plus sollicités, ils avaient beaucoup de mal à fournir la demande grandissante d’un marché qui, jusqu’alors, était resté confidentiel.
Alors, il y a une trentaine d’années, tout fut repensé par de grands spécialistes du développement afin de répondre à l’appel du consommateur :
- La production fut déplacée en bas, dans les vallées fertiles bien plus performantes.
- Les vaches de race locale furent remplacées par des étrangères bien plus performantes.
- Les pâtures de l’alpage furent remplacées par de l’ensilage de maïs irrigué, bien plus performant.
- La fabrication fut regroupée sur un seul site. Il fallait offrir au consommateur un produit uniforme, aux normes européennes, dans une vallée proche des unités de production laitière pour limiter les coûts de production et ainsi être bien plus performant.
- Bien entendu, il était aussi impératif d’être proche de l’autoroute pour que les coûts de distribution soient bien plus performants.
- Les archaïques cuves de cuivre ou de bois furent remplacées par de l’inox rutilant pour s’adapter aux nouvelles normes d’hygiène. Dans ce même but, il fallut stériliser le lait avant la fabrication. Ce qui nécessita, pour un fromage au lait cru, l’installation d’un laboratoire récréant artificiellement des ferments, injectés aux rythmes imposés par l’organisation du travail de l’entreprise devenue ainsi bien plus performante.
Bref, c’était le progrès…Tout avait été prévu pour fonctionner au mieux dans le meilleur des mondes : rationnel, informatisé et aseptisé. Les petits bergers et leurs bovins archaïques s’éteignirent peu à peu, mais c’était normal, c’était le progrès. La friche gagna une grande partie de l’alpage devenu désert et, signe de modernité en matière de sécurité, les Canadairs (bombardiers d’eau) firent leur apparition. Bien que les lisiers et les nitrates commençaient à déranger, on acceptait. C’était normal, c’était la rançon du progrès ! Bien sûr, un autre monde plus moderne, plus ‘’propre’’, créateur d’emploi et bien plus performant était né…
MAIS… dans le rayon des produits de terroir ‘’haut de gamme’’, ce nouveau fromage aseptisé, sous vide, ne ressemblait plus guère à l’original et les consommateurs déçus le boudèrent rapidement. La stratégie marketing avait beau redoubler d’imagination et de promotions, rien n’y faisait.
ALORS… pour respecter les cadences de production savamment liées à celles de la production laitière, à celles des rutilantes installations, à la performance maximale des salariés, on dut baisser le prix pour se placer sur de nouveaux segments de marché. Ce produit banalisé fut relégué au rayon du plus ordinaire des fromages. Du même coup, son identité, ou plus précisément l’Identité qu’il avait usurpée, fut bradée… Bien vite le château de cartes fut pris dans la tempête économique. L’entreprise, après avoir été soutenue quelques temps par des fonds publics, plongea dans la faillite. Elle entraîna avec elle des dépôts de bilan en cascade, chômage et agriculteurs en difficulté… La région fut classée " Zone sinistrée ".
Après cette "tornade imprévisible", une poignée de "marginaux", anciens bergers ou écolos (les ploucs…), qui avaient précieusement préservé l’ancestral savoir-faire et quelques vaches de race locale, transmirent peu à peu, à quelques jeunes néo-montagnards courageux, l’héritage qu’ils avaient porté à bout de bras pendant les années du progrès. Ces jeunes Paysans, avec peine, persévérance et passion, sont en train de faire renaître le Vrai Fromage Traditionnel dans de nouvelles petites fromageries artisanales installées dans les alpages. Ils ont conscience que le contact avec les consommateurs, grâce au tourisme rural qui se développe dans la montagne à nouveau verte et ouverte, les aidera à valoriser ce nouvel élan. Ils ont heureusement pris soin d’identifier leur savoir-faire et leur production encore modeste avec un signe de qualité A.O.C. (Appellation d’Origine Contrôlée). Les consommateurs reprennent peu à peu confiance et acceptent à nouveau de payer le vrai prix de la Vraie Qualité retrouvée. Une petite région de montagne, classée arbitrairement "Zone en voie de désertification", est entrain de renaître sur les cendres de la productivité. De nouveaux jeunes Paysans continuent de s’installer et bientôt, avec l’équilibre retrouvé, chacun y retrouvera son compte. Bientôt ils seront aussi nombreux que ceux que faisait vivre l’usine à fromage désaffectée et classée "friche industrielle".
La montagne recommence à vivre, les Canadairs se font de plus en plus rares. En septembre dernier, l’école primaire du petit village ‘d’en haut’ a été réouverte.
Moralité :
« Chassez le Naturel, il revient au galop ».
Cette leçon vaut bien un fromage sans doute !