En 2005, au début de mon blog, j’avais écrit le texte ci-dessous, il reflète bien l’image et le souvenir que je garderai de Frère Xavier qui s’est envolé au Paradis cette semaine. J’ai retrouvé et scanné cette photo de notre dernière rencontre au monastère de Sept Fons dans l’Allier. Nous y allions assez régulièrement en famille…
FX03 (Frère Xavier, Allier) c’est ce qu’il écrivait au dos des nombreux courriers que j’ai reçu de lui, notamment lorsque, très jeune, je me lançais dans la vie professionnelle. Il a toujours été de très bon conseil pour moi….
Souvenirs : Frère Xavier.
Il y a tellement longtemps que je voulais le faire : Aujourd’hui je veux rendre hommage à Frère Xavier de L’abbaye de Sept Fons dans l’Allier, un trappiste un peu révolutionnaire en ce sens qu’il refusa de quitter l’habit marron des Frères Convers dont il faisait délibérément partie (ceux qui étaient là pour servir les autres) pour prendre celui des Pères (blanc avec une toge noire). Ils ont été très peu en France et même en Europe à refuser cette promotion.
Vu de l’extérieur, quand on ne connaît pas le milieu, on a peine à croire que ce refus l’entraîna jusque devant les instances du Vatican où il dut justifier son acte de désobéissance. Sa cause fut quand même acceptée : il avait choisi de devenir moine convers pour servir les autres, rôle qu’il tint à conserver jusqu’au bout. Bon, là, j’espère qu’aucun de mes amis moines ne lira cette introduction car je n’ai sans doute pas employé les termes qui convenaient. A chacun son langage professionnel ! (si je puis dire ?)
Donc Frère Xavier qui est maintenant un bon vieillard de 85 ans, le plus humble des serviteurs devant l’Eternel, a été et restera un de mes maîtres à penser à qui je dois probablement d’être ce fou de la vie, ce fou de la marche en avant, de la prospective.
Issu d’une famille d’industriel bien installée dans le Nord de la France, très jeune il dirigeait déjà une usine. Tout semblait lui réussir, une vie qui en ferait rêver plus d’un, mais lui avait bien d’autres préoccupations, une autre conception de la vie qui l’amena quelques années plus tard à tout quitter, laissant ses biens à sa famille, faisant vœux de pauvreté il entrait à La Trappe (congrégation des moines Cisterciens réformés).
Ami de la famille, c’est lui qui très tôt prit en main mon destin professionnel en m’invitant en stage sur la ferme qu’il dirigeait au monastère de Sept Fons, du temps où j’étais encore étudiant au lycée agricole. C’est lui qui me fit connaître un petit éleveur de faisans, voisin du monastère, métier dont je ne soupçonnais même pas l’existence, mais qui me passionna immédiatement. Depuis toujours, ma grand mère élevait quelques faisans dans son petit parc au fond du jardin, des animaux qui me plaisaient bien, mais jamais je n’aurais imaginé qu’un jour cette passion puisse devenir un métier, mon métier.
Frère Xavier avait fait de la prospective pour moi : « l’agriculture moderne est entrain de se développer, de polluer, de dégrader la nature et de modifier le biotope du gibier (nous étions en 1968 !). Le petit gibier naturel va disparaître et les chasseurs, pour préserver leur loisir, vont être obligés de s’organiser économiquement pour repeupler artificiellement leur territoire. Mon Jeannot, si cet élevage te plait, va y fonce ! C’est le moment, tu seras le premier ! » Pourtant à cette époque, dans ma région, il y avait encore beaucoup de gibier naturel et aucune association de chasseurs ne paraissait nécessaire. Et puis, je sortais tout frais du moule de l’éducation professionnelle où on ne prêchait que productivité, organisation professionnelle…Et là, on me parlait de choses qui n’existait pas, de métier qui n’existait pour ainsi dire pas, d’un marché qui n’existait pas…
Je ne comprenais pas bien comment cet homme pouvait imaginer ce qui allait se passer dans quelques années. J’étais fasciné de la façon dont il me parlait du futur de l’agriculture, de la future Europe, de notre société qui allait se fragiliser, du bloc soviétique qui s’effondrerait, de la Chine qui s’éveillerait, de la montée de l’intégrisme musulman, d’Israël qui allait s’enflammer…etc. Des grands desseins dont aucun journal ne faisait encore état à cette époque. Encore bien jeune, j’acceptais néanmoins toutes ces idées, car l’une d’entre-elle me convenait bien : élever des faisans, maîtriser le sauvage, l’indomptable, c’était du concret pour moi. Le reste, j’en prenais bonne note, mais n’y trouvais aucun intérêt…
« En rentrant chez toi tu commenceras la construction des parcs et dès que tu auras terminé les box des reproducteurs, tu m’avertis, je te ferai envoyer les couples de faisans de l’élevage de Jaligny sur Roudon. ».
De retour chez moi, mes études terminées, tout en continuant à faire des stages par ci-par là dans des élevages avicoles, à conduire des moissonneuses chez l’entrepreneur du coin pour gagner quatre sous, à travailler sur la ferme que dirigeait mon oncle Ange, à participer aux travaux de la ferme familiale, mes parents me financèrent les premiers rouleaux de grillage qui allaient permettre la construction des premiers parcs. Je m’installais : “aide familial”, un statut qui n’en est pas un, mais qui me permettait de travailler en règle sur la ferme. Et tout en aidant aux travaux, je construisais de temps en temps avec l’aide de mon père, le futur élevage qui étonnait, amusait notre entourage professionnel. « Et que vas-tu faire de ça ? Et qui va t’acheter ça ? Et puis, les volailles, c’est un truc de femme ça….Un homme, un vrai, ça élève des vaches et ça conduit un tracteur ! ». En plus, c’était vraiment sans y voir clair pour l’avenir car il n’y avait pas de client, pas de marché…simplement la prospective de Frère Xavier en qui ma famille semblait avoir confiance, donc, cela me rassurait aussi.
En janvier 69, je recevais par SNCF les 30 reproducteurs venant de l’Allier et commençais la première saison d’élevage. Résultat très très modeste : 300 faisans, si je me souviens bien. Effectivement, pas de client en vue et l’automne venu, nous décidons avec ma mère de tenter de vendre quelques animaux sur le marché à la volaille du lundi à Samatan. Et là ! Quel succès ! Nous prenons des commandes des volaillers de Toulouse qui décoreront leur étal pour les fêtes de fin d’année avec les beaux mâles et aussi entrons en contact avec des….chasseurs. « Comme il y a de moins en moins de gibier, nous sommes entrain de créer une association communale et avec l’argent des cotisations nous lâcherons des reproducteurs ». Et tout se vendit. Rapport à frère Xavier par courrier et réponse immédiate : « Bon, l’an prochain tu en fais 1000 ! ». Bien que confiant, je m’inquiétais un peu… « j’ai eu du mal à caser mes 300 et maintenant il dit 1000 ? » Mais bon. Je construisis un bâtiment pendant l’hiver pour être fin prêt au printemps suivant. Nous achetons un incubateur de plus et nous voilà partis pour 1000. Manque de chance, le mauvais équipement, les maladresses, les pannes de gaz la nuit, les maladies inconnues… : Résultat, seulement 750 ! Et on recommence les marchés comme l’an dernier. Mais nous recevons aussi des lettres de commande des chasseurs (au fin fond de la Gascogne profonde nous n’avons eu le téléphone qu’en 1977 !) et les 750 faisans sont vendus. « Bon, l’an prochain tu en fais 1500 ! », puis 2000, puis 5000… etc. et l’aventure était en route. Plus besoin d’aller sur les marchés, les clients vinrent à la maison. Chaque fois qu’une nouvelle association se créait, elle s’adressait automatiquement chez nous, nous étions seuls éleveurs de la région… « Et maintenant 10 000 et tu dois aussi faire des perdrix, des cailles puisque les clients t’en demandent. Les clients sont les rois, tu dois répondre à leur attente sinon ils iront ailleurs… ». Et lorsque mes parents me cédèrent l’exploitation pour prendre la retraite, année de notre mariage, nous abandonnâmes toutes les autres productions pour nous spécialiser dans le gibier: faisans, perdrix, cailles.
Puis la famille se créa et chaque année nous allions passer deux jours à Sept Fons faire le point sur l’année écoulée et surtout parler d’avenir avec Frère Xavier. Je me souviens des longues promenades sur la piste, le long du canal de la Loire, des promenades très minutées par le rythme de la vie monastique, ces promenades qui devaient bien ennuyer nos enfants obligés de se taire pour écouter Frère Xavier. Et toujours des conseils : « maintenant tu dois mettre des billes de côté (économiser), et maintenant tu dois prendre un salarié et maintenant à ton âge tu assez travaillé physiquement, tu dois former les autres, faire partager tes compétences…etc...etc. » Pas toujours évident à mettre en pratique, mais bon…
C’est peu à peu que je pris conscience de cette prospective dont avait du se servir Frère Xavier pour gérer son entreprise florissante du temps où il était « civil » et au bout de quelques années, peu à peu, je fis le constat que tout ce qu’il m’avait prédit était entrain de se réaliser : la pollution, la désertification, la chute du mur de Berlin, la Chine qui s’ouvrait et plus récemment, la montée de l’intégrisme musulman. On aurait pu dire : c’est un visionnaire, c’est un mage, un prophète…etc. Mais en réfléchissant plus intelligemment, je m’intéressais aussi à cette technique de prospective qui permet de ressentir, d’analyser l’avenir en ayant un regard global sur la société, sur des situations, des orientations, sans même entrer dans les détails. Non, au contraire, en gardant une vision globale pour ne pas s’enliser dans les détails. Il est vrai qu’il n’est pas facile de prendre ce recul nécessaire, de faire abstraction des soucis quotidiens de la vie, pour avoir ce regard objectif et prospectif à moyen et long terme. Et peu à peu je me pris au jeu et commençais moi-même à ressentir tout cela et mon esprit curieux et les formations qui avaient été mise à disposition par la profession agricole me permirent d’avoir des réponses à beaucoup de mes interrogations. Ce fut la période où je commençais à râler contre des orientations qui étaient prises par l’agriculture française parce que je les ressentais anachroniques et les ressens toujours autant (et plus que jamais…) comme telles. Et peu à peu j’étalais mon analyse au-delà de la profession agricole et m’intéressais désormais à l’avenir de la ruralité pour devenir modestement « un homme de proposition » et non un revendicatif. (il me semble).
Voilà, tout cela grâce à mon ami, mon Frère Xavier qui avait su canaliser toute l’énergie prospective et créative du chef d’entreprise qu’il avait été, dans les mains, dans les neurones, du petit paysan que j’étais, que je suis toujours, mais avec maintenant cet outil qui m’entraîne dans toutes ces Aventures si passionnantes. Je veux parler de la prospective ; Alors, lorsqu’on me catalogue « autodidacte », ce n’est pas tout à fait vrai…Merci Frère Xavier.
Le mot de la fin : l’Avenir m’intéresse parce que c’est là que je vais passer le reste de ma vie. O. Clark